IV
RENDEZ-VOUS

Bolitho se dirigea vers l’arrière du Trojan, sous le regard de centaines d’yeux. Les hommes semblaient tout contents de le voir de retour. Il était crasseux à souhait, dans une tenue douteuse, avec une manche déchirée et des traces de sang séché maculant son pantalon.

Il se retourna pour jeter un coup d’œil à la prise. Elle était encore plus jolie ainsi, vue d’un peu loin, et faisait route tranquillement sous le vent du Trojan. Il avait du mal à imaginer tout ce qui venait de se passer à son bord, mais une chose était certaine : il avait survécu.

Sparke était passé sur le Trojan dès qu’ils avaient établi le contact, laissant Bolitho s’occuper du transfert des blessés et de l’immersion du marin tué par son propre mousquet.

Avant de se rendre chez le capitaine, Bolitho s’était précipité dans l’entrepont, angoissé à l’idée de ce qu’il allait trouver. Responsable, voilà le mot qu’avait employé Sparke. C’est bien cela qu’il avait ressenti en voyant le corps écartelé sur la table du chirurgien, livide comme un cadavre à la lueur des lanternes. Quinn était tout nu et, lorsque Thorndike avait achevé d’enlever le dernier bandage, Bolitho avait découvert pour la première fois l’horreur de la blessure : elle traversait toute la poitrine en partant de l’épaule gauche, béante comme une bouche obscène.

Quinn avait perdu connaissance et Thorndike fit seulement :

— Moins grave que je ne pensais – il haussa les épaules : Mais demain ? Je ne sais trop.

— Vous arriverez à le sauver ? lui demanda Bolitho.

Thorndike l’avait regardé droit dans les yeux. Son tablier était couvert de sang.

— Je ferai ce que je pourrai. Je viens d’amputer une jambe, j’ai un blessé avec un éclat de bois dans l’œil.

— Je suis désolé – Bolitho était confus : Je vous laisse à vos urgences.

Il arriva devant la grand-chambre et passa devant le fusilier de faction. Il était désespéré, habité par un sentiment d’échec. Certes, ils avaient fait une prise, mais les pertes avaient été beaucoup trop lourdes.

Le fusilier claqua des talons et Foley, impeccable comme à son habitude, lui ouvrit la porte. En découvrant la tenue de Bolitho, il prit un air manifestement désapprobateur.

Le capitaine était à sa table devant un tas de papier, un verre de vin posé à portée de main.

Bolitho regarda Sparke : vêtu de frais, rasé de près, aussi net que s’il n’avait jamais quitté le bord.

— Du vin pour le quatrième lieutenant, ordonna Pears.

Le capitaine l’observa un moment : il était visiblement épuisé par la nuit qu’il venait de vivre.

— Mr. Sparke m’a fait le récit de vos exploits, monsieur Bolitho – son visage ne manifestait absolument rien : Cette goélette constitue une fort belle prise.

Bolitho savourait le vin qui lui réchauffait l’estomac, essayant désespérément de dominer son épuisement. Sparke était remonté directement à bord, s’était lavé et changé avant de venir faire son rapport au capitaine. Mais qu’avait-il dit exactement de ce qui s’était passé au début de l’attaque ? Avait-il parlé de ce coup de mousquet intempestif qui avait singulièrement alourdi l’addition ?

— A propos, reprit Pears, comment va Mr. Quinn ?

— Le chirurgien est assez optimiste, monsieur.

Pears le regardait d’un air bizarre.

— Parfait ! J’ai cru également comprendre que les deux aspirants s’étaient bien comportés, eux aussi.

Et il jeta un regard à des papiers qu’il avait jetés à la corbeille. Tous les documents avaient été dépouillés.

— Ces papiers, continua Pears, ces papiers ont été découverts par Mr. Sparke dans la chambre du Faithful. Ils ont encore plus de valeur que la prise elle-même (fin sourire), ils donnent tous les détails sur la mission du Faithful et sur ce qu’il devait faire après s’être emparé de la poudre et des armes du convoi. L’escorte n’aurait pas pu être d’un grand secours pour lui avec le mauvais temps que nous avons subi. Je pense même que les choses ont été bien pires au large de Halifax. Enfin, pour l’instant, il faudra que le brick se débrouille tout seul, encore que je soupçonne fort la présence d’autres chacals dans les parages, quand on pense à ce qu’il reste encore à prendre…

— Dans combien de temps espérez-vous voir les bâtiments, monsieur ? demanda Bolitho.

— Mr. Bunce est d’accord avec moi, nous pensons que ce pourrait être à partir de demain – on voyait qu’il avait longuement réfléchi à la chose : Le Faithful avait un rendez-vous fixé à l’embouchure de la Delaware. Notre armée, à Philadelphie, a beaucoup de mal à faire passer le ravitaillement de la garnison par voie fluviale. Les patrouilles et les tireurs isolés pullulent, il y en a à chaque mille. Je vous laisse imaginer ce qui se passerait si l’ennemi parvenait à mettre la main sur un stock d’armes et de munitions.

Bolitho acquiesça, tout en tendant son verre à Foley : pour ça, il imaginait très bien la chose.

La baie de la Delaware se trouvait quatre cents milles plus au sud. Pour peu que le vent fût favorable, un navire rapide pouvait très bien effectuer le trajet en trois jours.

Et voilà, songeait-il, nous avons été trop naïfs : cette grande marque rouge sur la grand-voile, c’était à l’évidence un signal convenu pour les veilleurs qui guettaient sur le rivage. L’endroit était en outre particulièrement bien choisi : une eau peu profonde, pleine de dangers à marée basse, où aucune frégate ne se risquerait jamais à racler sa quille.

— Alors, monsieur, vous allez envoyer le Faithful là-bas ?

— Oui. Bien entendu, c’est une opération risquée, la traversée a des chances de durer plus longtemps que prévu. L’ennemi sait que nous nous sommes emparés du Faithful, et va s’empresser de transmettre la nouvelle. Tout est bon : des signaux, des cavaliers, c’est parfaitement faisable (petit sourire). Mr. Revere a étudié le problème sous tous les angles.

Sparke se redressa et fixa Bolitho droit dans les yeux :

— J’ai l’honneur de prendre le commandement de cette affaire.

— Si vous le souhaitez, monsieur Bolitho, reprit doucement Pears, vous pouvez y aller comme second. Cette fois-ci, la décision vous appartient.

Bolitho répondit sans hésiter, ce qui le surprit lui-même :

— Oui, monsieur, je souhaiterais y aller.

— Alors, nous faisons comme cela. Je vais mettre vos ordres par écrit, continua-t-il en consultant sa grosse montre en or, mais Mr. Sparke est déjà au courant des grandes lignes.

Cairns pénétra dans la chambre, sa coiffure sous le bras.

— J’ai envoyé du monde sur la goélette, monsieur, et le canonnier s’occupe de l’armement – puis, regardant Bolitho : Mr. Quinn n’a pas repris connaissance, mais le chirurgien me dit que le cœur et les poumons fonctionnent normalement.

— Demandez à mon secrétaire de venir me voir, répondit seulement Pears.

Cairns allait sortir, mais se ravisa.

— J’ai fait conduire les prisonniers à bord, monsieur. Désirez-vous que je leur fasse prêter serment ?

— Non, répondit Pears. Je veux bien prendre les volontaires, mais cette guerre dure depuis trop longtemps pour que nous puissions espérer retourner qui que ce soit. Nous ne ferions qu’introduire des fruits pourris dans le tonneau, et je ne veux pas courir ce risque à mon bord. Nous les remettrons aux autorités à notre retour à New York.

Cairns quitta la chambre.

— Vos ordres écrits, reprit Pears, ne vous serviront de rien contre les canons de nos vaisseaux dans la zone. Je vous suggère donc de rester à distance. S’il y a des espions dans les parages, cela rendra même notre ruse encore plus crédible.

Teakle, le secrétaire du capitaine, arrivait, et Pears renvoya les deux officiers.

— Allez vous préparer, messieurs, je veux que vous soyez à l’heure au rendez-vous pour y détruire tout ce que vous trouverez. Votre mission représente un enjeu considérable, et son succès donnera du cœur au ventre à notre garnison de Philadelphie.

Les deux lieutenants quittèrent la chambre.

— Cette fois-ci, fit Sparke, nous emmenons des fusiliers avec nous – il donnait l’impression de ne pas trop apprécier le fait de devoir partager sa nouvelle responsabilité : Ce qui compte, c’est la rapidité. Je vous demande donc de houspiller un peu nos gens pour transférer à bord les vivres et les armes.

— Bien, monsieur, répondit Bolitho en le saluant.

— Autre chose : faites remplacer l’aspirant Couzens par Mr. Weston. Ce travail n’est pas fait pour un gosse.

Bolitho sortit sur le pont. Il faisait froid. Des embarcations faisaient une navette incessante entre les deux bâtiments, on eût dit des araignées d’eau.

Weston était chargé des signaux. Comme Libby, il faisait partie du détachement de Sparke lors de l’attaque et était le premier sur la liste pour une nomination éventuelle au grade de lieutenant. Si Quinn devait mourir, cette promotion deviendrait automatique.

Couzens était à la coupée, occupé à surveiller le transfert. Visiblement, il était déjà au courant.

— J’aurais bien aimé venir avec vous, monsieur.

Bolitho le fixa, l’air grave. Malgré ses treize ans, Couzens valait largement deux Weston. Solidement bâti, le cheveu roux, il faisait penser à un jeune taureau.

— Eh bien, ce sera peut-être pour la prochaine fois, nous verrons bien.

C’est bizarre, se dit-il je ne pense jamais moi-même à être remplacé, à voir mon nom consigné sur un registre avec la mention : R.D., Rayé des contrôles, Décès.

Se faire tuer était une chose, mais être remplacé par quelqu’un que l’on connaissait vous donnait des frissons dans le clos.

Les bras croisés, Stockdale se tenait à l’arrière de la goélette qui roulait doucement dans la houle. Le marin savait d’instinct que Bolitho viendrait bientôt le rejoindre.

C’était maintenant au tour des fusiliers d’embarquer dans les chaloupes, sous les lazzis habituels des matelots. Le capitaine D’Esterre, escorté de son lieutenant, vint rejoindre Bolitho à la coupée.

— Grâce à vous, Dick, mes gaillards vont enfin prendre un peu d’exercice.

Il se tourna vers son adjoint qui restait à bord :

— Et faites attention à vous, je reviendrai bientôt vous mener la vie dure !

Le lieutenant salua son chef en souriant.

— Au moins, j’aurai l’espoir de gagner un peu aux cartes en votre absence, monsieur !

Le capitaine et son sergent descendirent dans une chaloupe à la suite de leurs hommes.

Sparke discutait avec Cairns et le pilote.

— S’il vous plaît, fit Bolitho sans réfléchir, allez voir Mr. Quinn aussi souvent que possible. Voulez-vous faire cela pour moi ?

Soudain devenu grave, Couzens lui fit signe qu’il avait compris : c’était une mission qu’on lui confiait, à lui tout seul.

— Oui, monsieur, je m’en charge – il recula un peu pour laisser passer Sparke, qui arrivait en trombe, et ajouta précipitamment : Je vais prier pour vous, monsieur.

Bolitho se retourna, surpris. Il était bouleversé.

— Je vous remercie, vous avez trouvé le mot juste.

Et, saluant la dunette, il descendit à son tour dans le canot.

Sparke se laissa lourdement tomber à côté de lui. Un rouleau de papiers – ses ordres – sortait de sa poche intérieure.

Le canot poussa, les marins du Trojan s’activaient déjà pour remettre à la voile dès que le bâtiment aurait récupéré ses embarcations.

— Enfin ! fit Sparke, enfin, voilà qui va leur en filer un coup et les faire un peu réfléchir !

D’Esterre contemplait la goélette, l’air plutôt inquiet.

— Mais comment diable voulez-vous que nous nous entassions tous là-dedans, Dieu du ciel ?

Sparke ricana.

— Ça ne durera pas très longtemps, les marins, eux, sont habitués à vivre à la dure.

Mais Bolitho pensait à autre chose, plus précisément à la lettre qu’il avait écrite à son père. « Aujourd’hui, j’aurais pu rester à bord du Trojan, mais j’ai choisi de retourner à bord de la prise…» Il observa les mâts qui grandissaient au-dessus des nageurs. « J’ai peut-être tort, mais je crois vraiment que Sparke est tellement plein d’espoir qu’il n’est plus capable de rien voir d’autre. »

Ils finirent par aborder. Le dernier fusilier passa à bord pour rejoindre ses camarades alignés sur le pont comme des soldats de plomb dans une boîte rien moins que stable.

Shears, leur sergent, prit tout son petit monde en main et en peu de temps les habits rouges avaient disparu dans la grande descente.

On avait transféré à bord l’un des neuf-livres du Trojan, et les hommes étaient occupés à le saisir solidement, palans souques sur les anneaux disponibles à bord de la goélette. William Chimmo, chef canonnier du Trojan, avait montré tout son talent en réussissant à le transférer d’un bord à l’autre avant de le remettre proprement en place. Il avait envoyé l’un de ses adjoints, Rowhurst, chargé de s’occuper de la pièce, et surveillait les derniers réglages. Il donna un dernier coup de chiffon à la volée, un peu inquiet en pensant à ce que deviendrait le pont de la goélette au premier départ.

Le temps de distribuer les tâches, tant aux marins fraîchement embarqués qu’aux membres de l’équipage initial, le Trojan était déjà sous leur vent et envoyait de la toile. La dernière embarcation n’était pas encore saisie sur son chantier, Pears n’avait visiblement pas envie de perdre une seconde.

Bolitho l’observa pendant de longues minutes, comme Quinn l’avait fait avec les bâtiments qui remontaient la Tamise. Sous cet angle, on ne voyait d’eux que grandeur et majesté, sans imaginer la somme de souffrances et d’espoirs qu’ils renfermaient dans leurs flancs comme n’importe quelle ville. À présent, Quinn gisait sur son lit de douleur dans l’entrepont, en supposant qu’il ne fût pas déjà mort.

Mr. Frowd vint le saluer et, jetant un regard en coin à Sparke, absorbé dans la lecture de ses ordres :

— Parés à appareiller, monsieur.

— Nous sommes parés, monsieur, annonça Bolitho.

Sparke sursauta, visiblement irrité d’être interrompu.

— Veuillez mettre l’équipage à son poste.

Frowd se frottait consciencieusement les mains en jaugeant le bateau et les hommes qui attendaient les ordres.

— Sacré joli petit navire, çui-ci.

Et reprenant un ton plus réglementaire :

— Monsieur, je suggère de tenir compte du vent tel qu’il est à présent et de faire route dans le sudet. Cela nous permettra de nous dégager de la baie et de nous préparer à parer ce bon vieux Nantucket.

— Très bien, répondit Bolitho, faites route tribord amure.

Sparke sortit de ses méditations et traversa la dunette. Des hommes couraient partout pour établir la voilure.

— Ceci me paraît un bon plan – il pointait le menton : Le défunt capitaine Tracy, que nous ne regretterons guère, avait pratiquement tout consigné par écrit à propos de ce rendez-vous, sauf peut-être la couleur des yeux de ceux qui nous attendent !

Il dut s’accrocher à un hauban, les deux bômes basculèrent brutalement, les voiles se raidirent sur les espars tandis que l’eau commençait à friseler le long du bordé.

Bolitho nota que le grand trou fait par le brick dans la misaine avait déjà été réparé. Décidément, l’habileté du marin anglais était sans limites.

Le Faithful répondait bien à la barre, sans se soucier du récent changement de propriétaire. Les embruns jaillissaient par-dessus l’étrave, des ruisselets d’eau s’écoulaient par les dalots bâbord, la goélette se ruait dans le vent comme un vrai pur-sang.

Lorsque le cap fut stabilisé, Frowd se laissa aller à afficher une certaine satisfaction. Servir sous les ordres de Bunce vous apprenait à ne jamais rien tenir pour acquis.

Sparke observait les événements à tribord, près de la lisse du tableau.

— Renvoyez la bordée de repos, monsieur Bolitho.

Puis il se retourna pour essayer de distinguer ce que l’on voyait encore du Trojan, mais le vaisseau était caché par un grain et l’on n’apercevait plus que sa silhouette, comme esquissée par un artiste malhabile. Sparke se dirigea vers la descente.

— Je suis en bas, si vous avez besoin de moi.

Bolitho poussa un long soupir : Sparke n’était plus lieutenant, il était devenu capitaine.

— Monsieur Bolitho, monsieur, s’il vous plaît !

 

Bolitho se retourna sur son bat-flanc inconfortable et essaya d’ouvrir un œil. L’aspirant Weston était penché au-dessus de lui, sa grande ombre lui donnait l’air d’un spectre.

— Qu’y a-t-il ?

Essayant péniblement de reprendre conscience, il finit par s’asseoir, se frotta les yeux, la gorge sèche. L’air de la chambre était humide et poisseux.

— Le second lieutenant vous présente ses compliments, monsieur, et souhaite que vous veniez le rejoindre sur le pont.

Bolitho se résolut à se mettre sur ses jambes. La goélette roulait, ce devait être l’aube, et Sparke était déjà debout. Tout cela était étrange : d’ordinaire, il laissait à Bolitho et à Frowd le soin de s’occuper des quarts ou des changements d’amure.

Weston n’en avait pas dit plus et Bolitho n’avait pas trop envie de lui demander de quoi il retournait. Il ne fallait jamais montrer son inquiétude à un aspirant, qui avait déjà assez à faire pour régler ses propres problèmes.

Le lieutenant émergea péniblement du panneau, saisi soudain par les embruns et les gifles du vent. Le ciel n’avait pas changé : de longues traînées de nuages dérivaient rapidement, pas une seule étoile. Seuls bruits, de grands claquements de toile, les grincements du gréement. Le navire plongeait dans l’eau jusqu’au ras du pont.

Cela durait depuis trois jours. Le vent ne les aidait guère, il fallait sans cesse virer de bord, les milles parcourus ne les faisaient progresser que de quelques encablures, et encore.

Sparke se désespérait : ils étaient lentement poussés au sud-ouest vers la terre et l’embouchure de la Delaware.

Les marins les plus disciplinés commençaient à s’aigrir devant le comportement de Sparke. Il ne supportait plus personne, semblait totalement obsédé par sa mission et la crainte de l’échec.

Bolitho s’avança lentement sur le pont glissant.

— Vous m’avez fait demander, monsieur ?

Sparke se retourna sans lâcher les enfléchures. Sa chevelure, d’habitude si soignée, volait dans la tourmente.

— Mais bien sûr que oui, répondit-il d’une voix irritée, et je trouve que vous avez été long !

Bolitho se contraignit à rester calme : tout le monde avait entendu la réprimande. Il se tut donc, attendant la suite. Sparke était obnubilé par une seule chose : faire porter à la goélette toute la toile possible.

— Le pilote suggère que nous poursuivions à cette amure jusqu’à midi.

Bolitho essaya de se remémorer la carte, pour dessiner dans sa tête ce que cela impliquait.

— Mr. Frowd pense sans doute que nous risquerions moins de rencontrer du trafic local ou, pis encore, quelqu’un des nôtres.

— Et Mr. Frowd n’est qu’un imbécile ! Si vous êtes du même avis que lui, vous-même ne valez guère mieux !

Bolitho respira profondément.

— Je suis de son avis, monsieur, car c’est un homme d’expérience.

— Et je suppose que ce n’est pas mon cas, sans doute ? – il pointa sur le lieutenant un doigt vengeur : Ne vous mettez pas en tête de discuter avec moi, mon opinion est faite. Nous virerons de bord dans une heure pour faire route directement sur le lieu de rendez-vous, cela nous fera gagner un temps considérable. Si nous restions à cette amure, nous en aurions encore pour une journée !

Bolitho essaya de le raisonner.

— L’ennemi ne connaît pas notre heure d’arrivée, monsieur, il ne sait même pas si nous viendrons. En temps de guerre, on ne peut pas faire de plans aussi précis.

Sparke ne l’avait même pas écouté.

— Par Dieu, je ne les laisserai pas s’en tirer comme cela. J’ai attendu ce jour assez longtemps, j’ai vu les autres obtenir de brillants commandements parce qu’ils connaissaient quelqu’un à l’Amirauté ou à la cour. Entendez-moi bien, monsieur Bolitho, je n’ai pas été dans ce cas, j’ai gravi une à une toutes les marches de l’échelle !

Il sembla comprendre soudain qu’il en avait trop dit devant des subordonnés.

— A présent, rappelez l’équipage ! Dites à Mr. Frowd de préparer sa carte. Et pas de discussions, dites-lui cela aussi.

— Avez-vous demandé son avis à Mr. D’Esterre, monsieur ?

La question amusa fortement Sparke :

— Certainement pas, ce n’est jamais qu’un fusilier, autant dire un soldat !

Bolitho s’en fut rejoindre Frowd dans la minuscule chambre des cartes qui jouxtait celle du capitaine et se replongea dans les calculs qui avaient été leur pain quotidien depuis qu’ils avaient laissé le Trojan.

— Cela nous fera arriver plus vite, monsieur, lui dit Frowd, encore que…

Bolitho était obligé de se tenir courbé. On entendait la mer comme si elle était là.

— Il y a toujours des mais, monsieur Frowd. Il nous reste à espérer que nous aurons de la chance.

— Je n’ai pas trop grande envie de me faire tuer par mes propres concitoyens, que ce soit par erreur ou pas.

Et une heure plus tard, avec tout l’équipage sur le pont, le Faithful vira lentement sur tribord, pointant son boute-hors sur une terre hors de vue. Sparke n’avait pas voulu tolérer plus d’un ris dans la grand-voile et la misaine. Ils gîtaient lourdement, la mer passait par-dessus le pavois et déferlait autour de la grosse pièce de neuf comme autour d’un récif.

Il faisait un froid très vif, la nourriture que le cuisinier parvenait vaille que vaille à préparer arrivait tiède et mouillée d’embruns.

Lorsqu’il y eut un peu plus de lumière, Sparke envoya une vigie supplémentaire dans la hune, avec consigne de signaler tout ce qu’elle voyait, « même un bout de bois ».

Sparke était visiblement de plus en plus nerveux. Une seule fois, la vigie signala une voile, qui disparut rapidement, et ne put en faire aucune description ni même estimer sa route.

Stockdale s’arrangeait pour ne jamais être trop loin de Bolitho. Sa vigueur était précieuse : il s’activait sans cesse d’un mât dans l’autre, à réparer le gréement qui souffrait ou à refaire une épissure.

Soudain, la vigie héla le pont :

— Terre !

Les hommes oublièrent momentanément leurs souffrances et essayèrent de percer la pluie et les embruns dans l’espoir de distinguer quelque chose.

Sparke se précipita dans les enfléchures avec une lunette, oubliant toute dignité. La goélette escalada une crête, ce qui lui permit de voir enfin ce qu’il attendait.

Il redescendit à toute vitesse et fit un sourire de triomphe à Frowd.

— Laisser venir d’un rhumb, nous avons le cap Henlopen dans le noroît ! – il ne pouvait contenir sa joie : Et alors, monsieur Frowd, qui avait raison ?

— Le vent a tourné, répondit Frowd, pincé. Pas trop, mais suffisamment pour que nous nous dirigions vers les récifs dans le sud-ouest de la Delaware.

— Toujours votre prudence !

— J’ai le devoir de vous mettre en garde, monsieur.

— Oui, intervint Bolitho, Mr. Frowd est responsable de l’atterrissage, monsieur.

— Je verrai cela quand il sera temps, en supposant que…

Il leva les yeux, la vigie appelait.

— Ohé, du pont, voile un quart bâbord !

— Par tous les diables, demandez à cet imbécile ce que c’est !

L’aspirant Libby avait déjà entrepris de grimper au vent pour rejoindre le veilleur.

— Trop petit pour une frégate, monsieur, cria-t-il, arrivé en haut, mais je crois qu’il nous a vus !

Bolitho scrutait l’eau grise, ils allaient bientôt apercevoir le nouveau venu. Libby disait qu’il était plus petit qu’une frégate, mais cela y ressemblait : trois mâts, gréement carré, un cotre armé en guerre. Le Faithful ne tiendrait pas longtemps devant seize ou dix-huit canons.

— Nous ferions mieux d’abattre, monsieur, et d’envoyer le pavillon de reconnaissance.

Il voyait bien que Sparke hésitait, la cicatrice qu’il portait à la joue était devenue cramoisie.

— Deux petites embarcations, monsieur ! cria l’autre vigie. Elles se dirigent vers la terre !

Bolitho se mordit la lèvre : sans doute des pratiques qui naviguaient de conserve pour mieux se protéger et qui entraient dans la baie. Leur présence interdisait de parlementer avec le cotre : si elles étaient là, il y en avait peut-être d’autres, et inamicales.

Frowd se contraignit à parler :

— Si nous abattons maintenant, monsieur, nous pouvons espérer le semer. J’ai déjà navigué sur des cotres, je sais de quoi ils sont capables.

— Mais comment osez-vous me contester ainsi ! s’emporta Sparke. Je vous dégraderai si vous me parlez de la sorte ! Abattre, fuir, attendre, Seigneur Dieu, mais vous êtes froussard comme une vieille femme !

Frowd se tut, furieux.

— Je crois que je comprends ce qu’il veut dire, monsieur, fit Bolitho.

Sparke le fusillait du regard, mais il ne baissa pas les yeux.

— Nous pourrions nous écarter un peu et voir venir pour attendre une meilleure occasion. Si nous continuons ainsi, avec la nuit qui va tomber, le cotre n’aura qu’à attendre que nous nous soyons mis dans les récifs ou que nous soyons échoués, il n’aura même pas besoin de combattre. Et ceux avec qui nous sommes supposés avoir rendez-vous n’attendront pas pour subir le même sort.

Sparke avait repris son calme.

— Je ne compte pas prendre en compte vos inquiétudes ou plutôt celles de Mr. Frowd. J’ai déjà noté que vous aviez une fâcheuse tendance à vous préoccuper de menus détails.

Et, s’adressant à Frowd :

— Poursuivez comme ça, conservez cette amure aussi longtemps que le vent est favorable. D’ici à une demi-heure, vous enverrez un homme de sonde dans les bossoirs, et choisissez-le bien.

Frowd baissa la tête.

— Bien, monsieur.

Au bout d’un tour de sablier, on voyait du pont les huniers du cotre. D’Esterre monta, pâle et visiblement mal à son aise.

— Je suis malade comme une bête, je crois que j’aimerais mieux mourir. Il va nous rattraper ? ajouta-t-il en montrant les voiles.

— Je ne pense pas, il va sans doute abattre sous peu. Nous n’avons plus que huit brasses sous la quille, et bientôt deux fois moins.

Le fusilier observait l’eau, l’air médusé.

— Vous avez eu le mot qui réconforte, Dick !

Bolitho imaginait dans le détail ce qui se passait à bord du cotre : presque aussi gros que la Destinée, rapide, manœuvrant, libre de toute contrainte comme tous les bâtiments détachés d’une escadre.

Toutes les lunettes disponibles étaient certainement rivées sur eux, les pièces de chasse en batterie, pointées sur le Faithful et son étrange placard rouge. Le capitaine attendait patiemment, le temps de voir ce que la goélette allait bien faire, pour se décider en connaissance de cause. Après des mois de patrouille ingrate le long d’une côte hostile, sans aide, il considérait certainement cette prise éventuelle avec grande satisfaction. Et lorsque Sparke lui aurait expliqué ce qu’il fabriquait, la discussion risquait d’être chaude.

Cela dit, Bolitho comprenait l’ardeur que mettait Sparke à courir sus à l’ennemi et à exécuter les ordres de Pears. Mais les conseils de Frowd étaient pertinents, et il aurait dû en tenir compte. À présent, il leur fallait subir ce cotre tout en se battant contre les insurgents et leurs embarcations.

Il y eut un gros bang, aussitôt étouffé par le vent. Un boulet tomba dans les vagues, tout près, et Stockdale remarqua simplement, plein d’admiration :

— Pas mal !

Un second boulet ricocha sur leur arrière. Sparke, qui se tenait raide comme une statue, cria :

— Là, regardez, qu’est-ce que je vous avais dit ? Il vire de bord, il s’en va, c’est ce que j’avais prévu !

Le cotre brassait ses vergues, les voiles faseyaient, puis il reprit sa route sous l’autre amure.

— Ça alors, monsieur, s’exclama l’aspirant Weston, vous avez eu sacrément raison, je n’aurais jamais cru !…

Bolitho dut réprimer un sourire, malgré son inquiétude. Sparke n’avait pas de temps à perdre avec les flagorneurs.

— Tenez votre langue ! Quand j’aurai besoin de compliments, je vous le dirai ! Et maintenant, occupez-vous de vos oignons, ou je dirai à Balleine de caresser votre gros derrière !

Weston s’éclipsa piteusement et dut se frayer un passage entre les marins qui ricanaient.

— Nous allons réduire la toile, monsieur Bolitho, dites à Balleine de rassembler l’équipe de mouillage, assurez-vous que tous les hommes sont armés. Quant au canonnier, il sait ce qu’il a à faire.

Et, s’adressant à Stockdale :

— Descendez et allez enfiler l’un des manteaux qui se trouvent dans la chambre, le capitaine Tracy avait à peu près votre stature. Nous ne serons pas assez près pour qu’ils voient la différence.

Bolitho partit donner ses ordres, soulagé de voir que Sparke avait recouvré son caractère ordinaire. Dans tous les cas de figure, il était plus agréable de se retrouver en terrain connu.

Mais il fut brutalement arraché à ses pensées, Sparke se remettant à hurler :

— Mais enfin, je dois vraiment tout faire ici !

La nuit tombait doucement ; ils se rapprochaient de la terre, mais leur situation était de plus en plus inconfortable et incertaine. L’équipage était paré à affaler les voiles, ou à venir dans le lit du vent s’ils tombaient sur quelque récif, sur un banc de sable non marqués sur les cartes. De temps à autre, l’homme de sonde chantait le fond, comme pour leur rappeler la précarité de leur position.

Un peu avant minuit, l’ancre plongea dans la mer, et le Faithful attendit là, une fois de plus.

 

En vaillant équipage
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